8.

 

La trentaine flamboyante, Roudi était l’un des policiers les plus redoutés de Memphis. Nommé à un poste particulièrement délicat par Sobek le Protecteur, l’athlétique contrôleur de l’immigration asiatique s’acquittait de sa tâche avec une extrême rigueur.

Travailleur, méticuleux et d’un naturel méfiant, Roudi ne digérait toujours pas la révolte cananéenne de Sichem au cours de laquelle son meilleur ami avait été massacré. Ravi de l’élimination du meneur, un fou qui se faisait appeler « l’Annonciateur », le contrôleur n’en demeurait pas moins sur ses gardes.

Chaque fois qu’une caravane d’étrangers sollicitait l’autorisation de pénétrer en Égypte, il prenait personnellement l’affaire en main et consultait le dossier de chaque commerçant. En cas de suspicion, il se rendait au poste de douane situé au nord de Memphis où l’on retenait les suspects qu’il interrogeait lui-même.

Roudi n’aimait ni les Cananéens ni les Asiatiques. À ses yeux, ils rivalisaient de fourberie en excellant dans le mensonge et les coups tordus. Aussi en refoulait-il un maximum, avec la certitude de contribuer au maintien de la sécurité sans laquelle aucun bonheur de vivre n’était possible.

— Chef, le prévint son adjoint, on a intercepté deux types louches près du temple de Ptah. Ils se prétendent marchands de sandales, mais ils n’en ont aucune à vendre.

— Je m’en occupe tout de suite.

— Chef, c’est l’heure du déjeuner !

— Le devoir d’abord.

 

— La voie semble libre, estima Shab le Tordu.

Précédant l’Annonciateur dans le dédale de ruelles situées derrière le port de Memphis, Shab se comportait comme un fauve en chasse. Il tentait de percevoir le moindre danger, et nul suiveur ne serait parvenu à tromper sa vigilance. Et puis il appréciait la capacité de son maître à se transformer en rapace et à déchirer les chairs de l’adversaire.

Shab s’immobilisa devant une maison délabrée et scruta les alentours.

Aucun suspect en vue.

À une petite porte, il frappa quatre coups espacés. De l’intérieur, on lui répondit d’un seul. Le Tordu en frappa deux autres, très rapprochés.

La porte s’ouvrit.

Toujours aussi méfiant, Shab pénétra le premier dans une pièce au sol de terre battue sur lequel deux barbus se tenaient accroupis.

Estimant qu’il n’y avait pas de danger, il fit un signe à l’Annonciateur, qui entra à son tour.

La porte fut sèchement refermée.

— Va chercher les autres, ordonna l’Annonciateur au portier.

Quatre hommes imberbes, âgés d’une trentaine d’années, ne tardèrent pas à apparaître. Ils se prosternèrent devant leur chef.

— Pourquoi ces deux-là ont-ils laissé repousser leur barbe ?

— Seigneur, répondit le locataire officiel des lieux, nos compagnons ne réussissent pas à s’accommoder du mode de vie de cette cité maudite. Ils ne ménagent pas leurs efforts, mais voir circuler librement toutes ces femelles impudiques est au-dessus de leurs forces. Aussi préfèrent-ils rester ici et respecter nos coutumes.

— Et toi, quels résultats as-tu obtenus ?

— Guère plus satisfaisants, je le crains. Avec mes compagnons, nous sommes devenus dockers, mais les Égyptiens nous regardent d’un mauvais œil. Ils boivent de l’alcool, racontent des histoires licencieuses, rient très fort et s’amusent avec des femmes de mauvaise vie. Comment devenir les amis de ces gens-là ? Ils nous répugnent ! Nous souhaitons rentrer à Sichem, en Canaan, et reprendre là-bas la lutte contre l’oppresseur.

Shab le Tordu eut envie de cracher au visage de cet incapable, mais c’était à l’Annonciateur de prendre une décision.

— Je comprends vos tourments, dit-il avec douceur. L’Égypte est une terre dépravée qu’il faut ramener sur le chemin de la vertu.

Tous s’assirent, et l’Annonciateur se lança dans un long prêche où il fustigea la luxure, la liberté scandaleuse des femmes et l’institution pharaonique que Dieu lui avait ordonné de détruire. À plusieurs reprises, les Cananéens hochèrent la tête en cadence. En demeurant ferme sur ses positions, leur chef les réconfortait.

— Nous vaincrons, prédit-il, et vous serez les premiers à accomplir un exploit dont le pays de Canaan parlera avec fierté.

Dubitatifs, les regards se levèrent.

— Pour porter un coup meurtrier au tyran, expliqua-t-il, il est indispensable qu’une caravane où seront présents nos alliés parvienne à Kahoun. Or un haut fonctionnaire égyptien nommé Roudi constitue un obstacle insurmontable. Cet obstacle, c’est vous, mes courageux disciples, qui l’éliminerez.

— De quelle façon ? questionna l’un des barbus.

— Nous tendrons à ce Roudi un piège dont il ne sortira pas vivant. Et le mérite de ce coup d’éclat vous reviendra.

Les Cananéens écoutèrent avec attention les explications de l’Annonciateur.

— Jusqu’au moment où je vous donnerai le signal de l’action, conclut-il, j’exige le silence absolu. Si l’un de vous bavardait, nous serions tous en danger.

— Nous ne bougerons plus d’ici, promit un barbu, et nous obéirons strictement à vos ordres.

Shab le Tordu inspecta la ruelle.

Personne.

L’Annonciateur pouvait sortir du repaire des Cananéens.

Alors qu’ils retournaient à leur domicile, le Tordu ne retint pas sa langue.

— Des lâches et des incapables, seigneur. À mon avis, ne comptez pas sur eux.

— Tu n’as pas tort.

— Mais… Vous venez de leur confier une mission de première importance !

— Certes, mon ami, mais ne sera-t-elle pas la seule ?

 

— Ainsi, avança Roudi, vous êtes des marchands de sandales.

Les deux prévenus s’agenouillèrent.

— C’est ça, répondit le plus âgé. Mon frère étant muet, je parlerai pour deux.

— Tâche de ne pas mentir davantage, sinon je perds mes nerfs !

— Je vous jure que…

— Ne t’obstine pas. Comment es-tu entré en Égypte ?

— Par les Chemins d’Horus.

— Tu as donc laissé une trace de ton passage dans l’un des fortins. Lequel ?

— Je ne me souviens plus.

— Toi et ton complice, vous avez pénétré en fraude sur notre territoire. Avec quelles intentions ?

— L’Égypte est riche, nous sommes pauvres. On espérait y faire fortune.

— En vendant des sandales ?

— C’est ça, c’est bien ça.

— En les fabriquant toi-même ?

— Bien sûr.

— Je vous emmène tous les deux dans un atelier. Vous me montrerez comment vous vous y prenez.

— Entendu… On n’y connaît rien en sandales.

— Recommençons depuis le début, mon gaillard ! Cette fois, plus le moindre mensonge. Sinon, je laisse mes hommes t’interroger à leur manière.

— En Égypte, on ne brutalise personne !

— Quand ils auront fini de s’occuper de toi, personne ne te reconnaîtra.

Les deux frères se recroquevillèrent.

— Si je cause, on aura des ennuis.

— Si tu te tais, ils seront pires.

— En vérité, je ne sais pas grand-chose… et je ne voudrais surtout pas d’embêtements ! Si je vous dis tout, vous nous accorderez la liberté, à mon frère et à moi ?

— Tu demandes beaucoup, non ? Voici le marché, non négociable : tu me dis réellement tout, et je vous fais expulser.

— Parole ?

— Parole.

— Alors, voilà : mon frère et moi, on vient de la ville de Sichem, en Canaan. On a été invités à Memphis par un compatriote qui s’est installé ici l’année dernière. Il nous promettait du travail et un logement. En fait, il voulait nous transformer en criminels !

— De quelle manière ?

— Il projetait de piller l’un des entrepôts du port et n’aurait pas hésité à supprimer les gardiens. Pour nous, pas question ! Alors, on est très heureux de rentrer au pays. Voilà, vous savez tout.

— Manque un détail : où habite ce Cananéen ?

— Une maison avec un gardien derrière le temple de Ptah, en face de trois palmiers. L’homme est très méfiant.

— Mot de passe ?

— Vengeance.

— Toi et ton frère, vous quittez l’Égypte aujourd’hui même.

 

Roudi aurait dû avertir son supérieur, Sobek, mais il préféra organiser seul cette banale opération de police. Ainsi, il pourrait interroger ce Cananéen et obtenir les noms des membres de son réseau. Inutile de déranger le chef des forces de sécurité pour mettre hors d’état de nuire une bande de petits malfaiteurs.

Néanmoins prudent, Roudi emmena avec lui cinq policiers, car les Cananéens étaient passés maîtres dans l’art de se faufiler, et il ne voulait laisser aucune chance à leur chef.

La maison ne fut pas difficile à repérer. Roudi disposa ses hommes et se dirigea vers le portier, assoupi sur le seuil.

Il le réveilla en lui tapant sur l’épaule.

— Ton patron est là ?

— Possible. Qui dois-je annoncer ?

— Vengeance.

— Je vais voir.

D’un pas traînant, le serviteur ouvrit la porte, emprunta une petite allée sablée, pénétra dans la demeure, y resta quelques instants et réapparut sans changer de rythme.

— Il vous attend.

À son tour, Roudi suivit l’allée. Vint à sa rencontre l’un des Cananéens rasés que l’Annonciateur avait fait venir la veille à cet endroit, juste avant d’envoyer deux complices près du temple de Ptah. Leur comportement ne manquerait pas d’intriguer la police, Roudi les interrogerait et, grâce aux renseignements qu’ils lui fourniraient, le contrôleur interviendrait en personne.

Le piège fonctionnait à merveille.

— Pouvez-vous répéter le mot de passe ? demanda le Cananéen.

— Vengeance.

— Cette vengeance, c’est toi qui vas la subir !

Par-derrière, le portier ceintura Roudi pendant que les autres fidèles de l’Annonciateur jaillissaient de la maison et frappaient l’Égyptien à coups de poignard. Terrassé, il eut néanmoins la force d’appeler à l’aide, et ses hommes intervinrent avec promptitude.

Au terme d’une féroce mêlée, seul un policier, quoique grièvement blessé, survécut. Il se traîna à l’extérieur, héla un passant et s’évanouit.

 

Selon le code convenu, Shab le Tordu frappa à la porte de la maison délabrée. Ce fut l’un des deux barbus cananéens, restés sur place, qui lui ouvrit. Le Tordu entra, suivi de l’Annonciateur.

— Les nôtres ont-ils réussi ? demanda l’autre barbu, assis et buvant du lait.

— Le contrôleur Roudi a été tué.

— Sont-ils déjà repartis pour Sichem ?

— Non, pour une destination beaucoup plus lointaine.

Le barbu se releva.

— Vous voulez dire…

— Ils ont offert leur vie à notre cause. Dieu les accueillera comme des héros et ils jouiront enfin de tous les plaisirs.

— Et nous… Pouvons-nous enfin quitter Memphis ?

— Ne désirez-vous pas, vous aussi, devenir des héros ?

Shab le Tordu étranglait déjà le premier barbu avec un lacet de cuir. Le second tenta de s’enfuir, mais la main de l’Annonciateur se posa sur sa poitrine.

Le Cananéen hurla.

Une serre de faucon se planta dans sa chair et lui arracha le cœur.

— Que faisons-nous des cadavres ? demanda Shab.

— Laissons-les en évidence et ne refermons pas la porte derrière nous. Un passant apercevra les corps et alertera la police. Elle sera ravie de découvrir le refuge de Cananéens qu’elle associera probablement aux assassins du contrôleur Roudi. Une nouvelle répression s’abattra sur Sichem, lieu d’origine des terroristes. Pharaon fera surveiller plus étroitement encore le pays de Canaan, persuadé que s’y trouve la source du mal. Et nous, nous serons libres d’agir.

Les mystères d'Osiris - 02 - La conspiration du mal
titlepage.xhtml
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_000.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_001.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_002.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_003.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_004.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_005.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_006.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_007.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_008.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_009.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_010.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_011.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_012.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_013.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_014.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_015.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_016.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_017.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_018.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_019.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_020.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_021.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_022.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_023.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_024.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_025.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_026.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_027.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_028.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_029.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_030.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_031.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_032.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_033.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_034.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_035.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_036.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_037.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_038.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_039.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_040.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_041.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_042.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_043.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_044.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_045.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_046.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_047.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_048.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_049.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_050.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_051.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_052.htm
[les mysteres d'osiris 2] La conspiration du mal - Jacq_ Christian - Corrige_split_053.htm